DONi Press
24 Feb, 2016
Nous sommes dans un petit village du Donbass, entre Gorlovka et Jdanovka, l’endroit est sinistre, les routes sont défoncées, une lada s’approche traînant une remorque dont les deux roues sont crevées et font un bruit mou et étrange car il n’y a aucun chemin bitumé dans le village. Le temps qui se réchauffe a transformé le lieu en un cloaque, de petites maisons pauvres et biscornues sont alignées, c’est là pourtant aussi le Donbass, entre la riche capitale de Donetsk, avec ses monuments, ses théâtres et ses universités et puis ici ce village qui est comme agrippé sur un flanc de colline. Seul le soleil d’une fin de journée froide vient atténuer cette impression.
Natalia ouvre la porte de son logis, il est très modeste. Elle peut avoir 35 ans, une femme simple. Elle était serveuse dans le café de son mari dans la ville voisine de Jdanovka. Un établissement construit après un dur labeur, une vie tranquille, un petit garçon de sept ans, c’était il y a deux ans bientôt. Et puis le Maïdan est arrivé, Natalia raconte : « je n’y prêtais pas attention, nous étions au travail, mais j’étais inquiète et mon mari qui avait 40 ans était de plus en plus en colère sur ce qui se passait en Ukraine. Il a été l’un des premiers à participer en dehors de son travail aux meetings contre le Maïdan, c’était en février 2014 et puis étape après étape il a été de plus en plus actif. J’avais peur et je lui disais que je pensais que c’était dangereux, qu’il était papa, mais il pensait que la chose la plus importante était de défendre notre terre, nos libertés. Je ne peux pas dire qu’il n’avait pas raison, mais j’avais peur pour nous et pour lui et je sentais que quelque chose de terrible allait se passer».
Elle continue son histoire, je sens son émotion et aussi ses difficultés à s’exprimer, elle n’ose pas me regarder et fixe Evguéni, membre du syndicat qui s’occupe des soldats blessés, des veuves de guerre, des familles des soldats. Son mari s’engage parmi les premiers dans les rangs des insurgés, ils n’ont au départ aucune arme. Evguéni raconte : « nous n’avions aucune arme, mais en face de nous, nous savions qu’il y avait des conscrits de l’Armée ukrainienne, des tout jeunes pas motivés et qui ne savaient pas du tout ce qu’ils faisaient ici, alors il n’a pas été difficile d’en désarmer un grand nombre, de s’emparer de leurs armes, de rassembler tout ce que nous pouvions trouver dans notre entourage et c’est ainsi que nous avons commencé à nous défendre, nous n’avions rien mais nous avions la foi en notre juste cause et nous n’avions pas peur, nous aurions peut-être dû mais quand vous savez que ce que vous faites est juste vous ne pensez pas au danger ».
Le mari de Natalia avec les insurgés de la région participe à la bataille de Jdanovka, les forces ukrainiennes s’enfoncent alors partout dans le Donbass, les bataillons spéciaux de néonazis ne tardent pas à les renforcer et les combats deviennent de jour en jour plus durs. La ville est prise par les Ukrainiens, lui et ses camarades creusent alors des tranchées et construisent des positions de fortunes aux alentours, ils reprendront bientôt la ville. Il est tué un jour du mois de juillet, emporté par un obus d’artillerie, laissant donc une veuve et un orphelin. Evguéni poursuit : « tant de mes camarades sont morts, et maintenant je me dois d’aider leurs familles, j’ai dû aller leur annoncer la mort de leur fils ou de leur mari ou père, j’ai vu les pleurs et je vis désormais avec cette question : pourquoi pas moi aussi ? J’espère que je ne survivrai pas moi-même à cette guerre, car toute ma vie je vais devoir faire face à ces femmes et ces familles et dans les regards je sentirai toujours cette question, pourquoi je n’y suis pas resté avec eux ? ». Cette déclaration est terrible, je ne sais que répondre à cet homme courageux, un ancien entrepreneur en bâtiment, je lis dans son regard bleu la douleur et aussi les convictions, car il reste bien entendu convaincu qu’ils devaient défendre leur liberté.
Natalia ne s’éloigne pas sans que je lui confie un peu d’argent, il s’agit de 10 000 roubles, de l’argent que les Français de mon réseau m’ont confié avant de partir et que mois après mois je distribue là où je sens qu’il est nécessaire. Natalia ne perçoit aucune aide, son mari a été tué alors qu’il n’y avait aucune structure militaire, il n’est pas jusqu’à présent considéré comme « mort au champ d’honneur », une des très nombreuses victimes anonymes de la guerre, un oublié. Les démarches sont en cours, mais l’affaire est longue, il faut des témoins, des certificats, des documents et la plupart sont morts dans son unité de volontaires. Elle ne rentre dans aucune catégorie, reçoit toutefois de l’aide précieuse de la Fédération de Russie, un tout petit peu d’autres fonds mais ce sont les voisins et des gens comme Evguéni qui l’aident le plus. Sans revenu, avec un enfant, sans travail, elle survit dans cet endroit oublié de Dieu. Evguéni m’indique alors qu’il y en a d’autres dans le Donbass… je frémis à cette idée, combien sont-elles ?
Lorsque j’annonce la somme, Natalia s’effondre, elle pleure, Evguéni me racontera qu’il ne l’aura vu pleurer que deux fois, le jour où il fut obligé de lui annoncer la mort de son mari, et en ce jour. Ce n’est pas tant l’argent, mais surtout la situation désespérée où elle se débat avec son enfant, il est d’ailleurs malade et elle refusera de nous laisser l’approcher, du moins pour le moment, je comprends d’ailleurs très bien sa gêne. Nous quittons l’endroit, je n’ai pas de mots rassurants à lui dire, alors quand je lui tends les bras, nous nous serrons, je n’ai aucune autre réaction, nous n’aurons que quelques mots pour se dire au revoir, comment pourrais-je atténuer sa douleur, comment pourrais-je lui souhaiter du bonheur. Sur le chemin du retour nous nous arrêtons. C’est la tombe d’un autre volontaire, non loin du village de Rozovka. Encore un insurgé tué, ses camarades de combat lui ont offert un monument, non loin des tranchées où il a péri. Dans le village, il y a une autre tombe. Le soldat repose en plein milieu du village, sur la place centrale, une couronne fraîche orne sa tombe, il n’y a qu’une croix, même pas une stèle ou une butte de terre. C’est aussi cela l’agression ukrainienne, des hommes venus apporter le malheur et la mort à des gens qui voulaient et qui veulent être libres.
Laurent Brayard pour DONi.Press
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